L’appartenance des grandes propriétés agraires notamment dans les Antilles françaises (Guadeloupe et Martinique), résulte de l’appropriation arbitraire des terres par les colons.
Cette prise de possession s’est faite par l’extermination génocidaire de l’occupant originel, en l’occurrence les peuples dit « précolombiens ».
Et ce sont ces mêmes terres sur lesquelles des Africains déportés, ont été mis en esclavage pour mettre en valeur leurs potentialités agricoles.
Et selon le principe valable uniquement pour les biens meubles, l’administration française a procédé à la reconnaissance de la propriété agraire par le simple fait de son occupation, plus exactement de son exploitation. Ce parallélisme a été appliqué au titre de possessions meubles, avec les femmes et les hommes au phénotype africain travaillant sur les plantations.
Lorsque fut venu le moment de la régularisation des titres de propriété cela s’appliqua sans surprise au bénéfice des colons. Et pour ce faire, il a été fait application de l’article 2276 du Code Civil « En fait de meubles, la possession vaut titre ».
Dès lors, il n’était plus utile de rechercher les origines de propriété pour favoriser la domanialité des immeubles au bénéfice des colons. Il s’agit là de la simple application de la notion de Droit positif (Sic).
Cette chose étant réglée pour les colons, qu’en était-il des descendants des Africains déportés mis en esclavage ?
Les admirateurs de Napoléon citent volontiers le Code civil au nombre des exploits qui justifieraient qu’on honore la mémoire de celui qui serait le bienfaiteur de la nation française et de l’humanité.
De ce point de vue, l’arrêté du 7 novembre 1805 (16 brumaire an XIV) qui promulgue le Code civil aux colonies, stipulait dans son article 3 :
« Les lois du Code civil relatives au mariage, à l’adoption, à la reconnaissance des enfants naturels, aux droits des enfants dans la succession de leurs père et mère, aux libéralités faites par testament ou donations, aux tutelles officieuses ou datives, ne seront exécutées dans la colonie que des blancs aux blancs entre eux, ou des affranchis ou des descendants d’affranchis entre eux, sans que par aucune voie directe ou indirecte aucune des dites dispositions puisse avoir lieu d’une classe à l’autre. »
Il s’agissait ni plus ni moins d’une codification de l’interdiction de la reconnaissance du droit de propriété des Africains déportés mis en esclavage, comme le souligne Aurélia MICHEL dans son ouvrage « Un monde en nègre et en blanc ».
Lors de la conférence en date du 4 juin 2021, organisée par la Fondation pour la Mémoire de l’Esclavage (FME), l’historienne Myriam COTTIAS Directrice de recherche au CNRS, indiquait que le Droit positif légitimait la propriété foncière des colons, contrairement aux parcelles exploitées dans les zones plus éloignées des plantations, ces fameux « jardins créoles » ouvrant une subsistance relative aux descendants des Africains mis en esclavage.
Ces jardins créoles, étaient eux, régis par le « Droit d’usage » laissant planer un doute sur la réalité des droits réels applicables au bénéfice de leurs occupants…
Il est en effet tentant de qualifier cet arbitraire de « Droit négatif » car ce n’est qu’à compter d’avril 1848 qu’un processus d’appropriation des terres sans statuts définis, va s’accélérer, mais dans un cadre juridique informel.
Cette dynamique, trouve sa légitimité en raison de la non-indemnisation des années de servitude, et de l’absence de volonté de la représentation parlementaire à procéder à la réforme agraire.
L’organisation de la domanialité s’est cristallisée à la fois par le repli des descendants des Africains mis en esclavage sur leurs jardins créoles, et pour les moins dotés par l’occupation des espaces littoraux connus à l’époque sous le vocable des « 50 pas du Roi ».
Espaces qui avaient une vocation purement utilitaire, comme à la fois premier plan de fortification, mais aussi réserve de bois et de protection du rivage dont l’abattage a accentué les désastres consécutifs aux cyclones.
Aujourd’hui plus connu sous l’appellation de « 50 pas géométriques, les occupants reconnus plus ou moins comme bénéficiaires de la prescription acquisitive, font l’objet d’une politique d’éviction pour des raisons de sécurité publique, mais également en raison du potentiel économique touristique de ces mêmes espaces.
La rente de situation est trop tentante pour laisser à une classe sociale, la jouissance d’espace dédiés aux groupes d’investisseurs touristiques classiques.
Ainsi, la nuance juridique de la constitution patrimoniale foncière est patente, et c’est par la prescription acquisitive en vertu des articles 2258 et suivants du Code Civil que s’est opérée la reconnaissance du titre de propriété des descendants des Africains mis en esclavage.
L’iniquité s’inscrivait dans l’espace au même titre que la lecture de la hiérarchie économique et sociale des populations des Outre-mer. Une de ses composantes bénéficiait de la reconnaissance juridique formelle du droit de propriété, et pour l’autre la subjectivité de la temporalité dans ses errements administratifs.
Manifestement, la constitution de la propriété agraire des descendants des Africains déportés mis en esclavage, s’est développée comme un bien collectif dont l’exploitation était le fait du clan, ou de la famille.
Cette survivance, de la propriété foncière collective est une réalité contemporaine bien connue sous le nom de l’indivision foncière.
Pour mémoire, l’indivision est la situation juridique dans laquelle deux ou plusieurs personnes sont propriétaires ensemble d’un même tènement foncier, ce qui oblige pour l’aliénation d’une partie de recueillir l’assentiment unanime des co-indivisaires.
Ce mécanisme de l’occupation collective de la terre a probablement pour essence, la survivance d’une transmission culturelle et identitaire. Et pour comprendre les conséquences de cette indivision, il importe d’en cerner l’origine.
A la lecture de l’ouvrage du Docteur en Droit Guy-Adjété KOUASSIGNAN intitulé « L’Homme et la terre » Droits coutumiers et droit de propriété en Afrique Occidentale, il est indéniable que la propriété collective de la terre était et reste encore un invariant de la culture paysanne traditionnelle en Afrique.
Cependant la similitude des pratiques de l’indivision en Outre-mer, est le reflet du système Ibo de la propriété agraire décrit dans l’ouvrage.
« Les Ibo sont originaires de la province orientale du Nigeria. Le pays ibo est limité, au Sud, par l’océan Atlantique, et, à l’Ouest, par le delta marécageux du Niger. Leurs premiers contacts avec les Européens se firent au port de Bonny, marché d’esclaves où, à la fin du XVIIIe siècle, on vendait annuellement 20 000 esclaves, dont 16 000 Ibo. En 1856, la première mission, envoyée par la Church Missionary Society de Londres, s’établit à Onitsha, ainsi qu’un poste commercial (Encyclopædia Universalis) ».
Et dans la culture Ibo, la domanialité de la terre repose sur trois principes cumulatifs :
- La terre appartient à la communauté,
- La vente ne peut-être consentie que par ladite communauté,
- Et enfin, chaque membre de la communauté dispose de la terre selon ses besoins,
N’est-ce pas là, la description du règne de l’indivision successorale considérée à tort comme le malheur des sociétés d’Outre-mer, là où il faudrait y voir une survivance culturelle et identitaire.
Il apparait aujourd’hui déterminant de se réapproprier de cette spécificité de l’occupation spatiale, pour en mesurer la portée, la valoriser dans son contexte historique et enfin pour la transcender.
L’indivision réinterprétée comme une forme de résistance à l’acculturation, ne devrait plus être une source de conflits familiaux, mais un facteur de reconstruction de la cohésion familiale dans ce qu’elle a de plus noble, le sens du partage et de la solidarité.
La conflictualité de l’occupation foncière au sein de la famille élargie, est la conséquence des siècles de l’anthropologie appliquée à la division comme unique moyen de maintenir la distance entre l’écart m athématique des descendants africains mis en esclavage et l’infime quantité de colons.
Chaque occasion était pensée pour exacerber la division ethnique, « nègres de maison contre nègres des champs » système de récompense moyennant la dénonciation des « Nègres marrons », et même les décrets suivants celui du 27 avril 1848, date de la seconde abolition de l’esclavage ont encouragé et fait prospérer la haine de soi au sein des fratries.
Tout était bon pour casser la cohésion, et voler aux nouveaux libres la légitimité de leur propre libération. Par opposition aux « bienfaits » de la religion catholique, l’usage des pratiques magico-religieuses héritées de l’Afrique fut instrumentalisée pour justifier de la misère et des malheurs, par le fait de que l’origine provenait au sein de ses proches.
La vision occidentalisée de cette situation a été exacerbée par la valorisation de l’individualisme comme un révélateur de la réussite. La pauvreté matérielle des occupants dans l’exploitation collective, fut stigmatisée comme une arriération au profit d’un gain immédiat de la partition agraire.
Ce modèle valorisant encouragée par la reconnaissance du titre de propriété délivré par l’Administration, a fait fi par méconnaissance d’un trait de caractère découlant des pratiques de l’Afrique pré-islamique.
C’est donc en raison notamment de situations conflictuelles familiales, et des blocages pour la valorisation immobilière, que le Député de la Martinique Serge LETCHIMY, élabore sa proposition de loi en 2018.
L’approbation de la loi n° 2018-1244 du 27 décembre 2018 vise à faciliter la sortie de l’indivision successorale et à relancer la politique du logement en outre-mer. Cela fut possible en application de l’article 73 de la Constitution, en particulier ses alinéas 2 et 3, ouvrant la faculté d’adapter à l’Outre-mer les lois et règlements à l’initiative du Parlement.
Cependant malgré, cette ouverture temporaire au règlement des successions indivises, le notariat en Outre-mer est des plus réticents à faire application de cette disposition, au point que des propriétaires sont contraints de saisir le Conseil Supérieur du Notariat pour faire valoir leurs droits.
Cette situation est d’autant plus préjudiciable aux co-indivisaires que la loi en son article 1 alinéa 4 stipule que le dispositif dérogatoire s’appliquera aux projets de vente ou de partage notifiés dans les conditions prévues à l’article 2 de la présente loi et aux actes effectués en application du III du présent article avant le 31 décembre 2028.
Une loi d’application décennale puisque votée en 2018, et qu’adviendra-t-il à son échéance en 2028, n’est-il pas temps d’en tirer le bilan ?
Faut-il imaginer que les propriétaires en indivision retombent dans les affres de la fracture familiale, ou alors en réinterprétant l’historicité de ce trait culturel et identitaire renouent avec la solidarité et l’équité…
En équité, c’est au droit de s’adapter à une réalité sociale brisée, en remédiant à la complexité d’un « droit positif » qui a toujours ignoré les aspirations des descendants des Africains mis en esclavage.
Face à l’encouragement de la fracture sociale, il est plus que nécessaire de réinterpréter de nouvelles formes de solidarité, comme « le coup de main » ou alors cette forme de collectivisation de l’éducation et de la surveillance des enfants dans l’espace dit du « Lakou ».
Le sens du Lakou, était dans une dualité entre une organisation spatiale urbaine réunissant plusieurs habitant autour d’une agora, mais c’était également ce même lieu où s’effectuait le contrôle social du groupe sur les enfants sous l’autorité morale des anciens.
Il est donc dans une contemporanéité moderne de transposer le « Lakou » dans sa philosophie au concept d’indivision de manière à déconstruire, la valorisation indue de l’individualisme. La notion de lot au sein d’une indivision dans le cadre d’un conseil des anciens serait la meilleure des réponses pour retrouver la solidarité originelle ayant permis l’immanence d’une culture identitaire Antillaise.
Antony ETELBERT
Docteur en Anthropologie-Ingénieur Urbaniste